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Le « co-living » en passe de devenir un produit immobilier

lesechos.fr - 14/02/2018
Dans les années 1970, vivre ensemble résonnait comme une utopie. Aujourd'hui, le partage des espaces semble être d'abord une réponse au prix de l'immobilier dans les grandes métropoles.

Dans les années 1970, vivre ensemble résonnait comme une utopie. Aujourd'hui, le partage des espaces semble être d'abord une réponse au prix de l'immobilier dans les grandes métropoles.

Ce n'est pas un hasard si la première conférence internationale sur le « co-living » se tient à San Francisco : les « maisons bleues » y fleurissent encore, sauf qu'on n'y vient plus à pied… Un code sur un téléphone permet d'ouvrir la boîte à clefs et d'entrer. L'accueil est chaleureux pour l'inconnu qui débarque pour un mois ou un an. Le casting s'est fait en ligne et repose sur la confiance et la capacité à payer entre 70 et 100 dollars la nuit, selon la durée du séjour.

Travis, Nathan, Michèle et Valgier vivent là, ensemble. Enfin, pas tout à fait… Le principe non écrit est une liberté totale, à condition de respecter celle des autres. Rien ne dépasse dans cette maison décorée avec soin, les livres sur le développement personnel sont bien alignés dans le salon de lecture, et personne ne se hasarde à laisser traîner ses affaires.

Michelle écrit, ses écouteurs sur ses oreilles signifient qu'elle est dans sa zone et qu'il ne faut pas la déranger : message reçu. Travis travaille avec l'Europe, souvent en décalage horaire, Valgier n'est jamais là. Le frigo est à l'image du reste : rempli de produits bio et parfaitement rangés. « Les ambiances sont très différentes d'un lieu à l'autre et, bien sûr, selon les habitants ; un ami brésilien est resté quelque temps, la maison était plus… animée », explique Travis Hollingworth.

Ce trentenaire diplômé de Stanford a fait ses armes chez Goldman Sachs, dans l'équipe de David Cameron, et dans plusieurs fonds d'investissement. Pendant sept ans, il a enchaîné missions et hôtels, sa maison logée dans une valise à roulettes, et voudrait offrir autre chose aux nomades de sa génération. Pour développer le réseau Norn, qui gère plusieurs maisons, à Londres, Berlin, Barcelone, et peut-être bientôt à Paris, il s'est posé la question : que sommes-nous prêts à partager ? Le jardin ? Le salon ? La cuisine ? La salle de bains ?

Le « co-living », cette proposition d'habiter à plusieurs, entend ouvrir l'espace et réduit les lieux privés à la portion congrue. Toutes sortes de configurations, plus ou moins choisies, ont déjà existé, qui portaient d'autres noms : phalanstères, kibboutz, ou colocation - 25 millions d'Américains sont « roommates » à un moment ou à un autre de leur vie. Il y eut aussi les bonnes vieilles pensions de famille, les garnis d'avant-guerre... La « communauté », nouveau must de la vie urbaine des Millennials, est souvent contrainte dans les grandes villes, où le prix des logements progresse au même rythme que la solitude.

Des investisseurs séduits

Le « co-living » tente donc de se parer de toutes les vertus. Et le modèle n'a pas trop de mal à séduire. « C'est une manière d'avoir accès à des lieux que l'on ne pourrait pas s'offrir seul, une grande facilité de gestion, des possibilités de rencontre et de partage », explique Claire Flurin, animatrice de Pure House Lab, un « do tank » franco-américain qui tente de fédérer toutes les initiatives d'un secteur en pleine construction et l'organisateur de la première conférence internationale sur le sujet, à San Francisco, en décembre dernier.

Après le système D, qui consistait, pour une bande de copains, à louer ensemble un grand appartement, fleurissent çà et là dans les « villes mondes » - New York et Londres en tête - des versions plus organisées de cette débrouille. Ceux qui la connaissent le mieux sont en train d'imaginer la suite. A l'image de leur génération, ils ont squatté des canapés, partagé des clefs et débarqué chez des inconnus devenus des amis, au gré de leurs méharées urbaines. Ils inventent un produit immobilier qui semble séduire quelques investisseurs, présents, pas encore en masse, mais oreilles et yeux bien ouverts, à San Francisco. Certains tablent sur des rentabilités de 10 %, supérieures à celles des logements collectifs aujourd'hui, pour commencer...

Des maisons ont été divisées, cela s'est fait à toutes les époques, puis des immeubles de bureaux, parce qu'ils étaient vides et présentaient des structures commodes : soit de grands plateaux facilement aménageables ; soit, au contraire, de petites cellules cloisonnées - les chambres quasiment prêtes.

Aujourd'hui, plusieurs marques proposent des lieux conçus sur mesure, habillés d'un redoutable marketing, qui transforme le fait d'habiter quelque part en une fête permanente au milieu de « beautiful people ». Le modèle s'adresse la plupart du temps à leurs pairs, ces jeunes actifs, la trentaine au plus, ayant pour tout bagage une valise à roulettes ou un sac à dos, un portable sous le bras et pas mal de diplômes.

Ollie, par exemple, se place parmi les agitateurs, comme Wework ou Uber, à l'échelle près... « Le logement a été disrupté, mais le monde ne le sait pas encore », répète Chris Bledsoe, l'un de ses deux fondateurs. Sa société, née il y a cinq ans à peine, gère aujourd'hui un immeuble de 55 studios à New York et prévoit d'en ouvrir cinq autres à Boston, Pittsburgh, Los Angeles...

Paris se lance aussi

L'histoire est jolie : « Mon frère Andrew avait loué un appartement à New York, il a eu l'idée de le couper en deux pour partager les frais et l'a proposé sur la Craig List : il a reçu 90 réponses en deux jours, il aurait pu monter ses prix et s'offrir une rentabilité formidable, raconte Chris Bledsoe. Cela nous a montré qu'il était difficile de se loger, ça nous l'avions expérimenté, mais surtout, que beaucoup étaient prêts à vivre autrement, en partageant... » Le pas est vite franchi de retenter l'expérience à l'échelle industrielle.

Parmi les réseaux les plus connus figurent The Common et ses 14 immeubles dans quatre grandes villes américaines, The Collective London et sa Nash House, qui comprend 550 chambres et studettes et ouvrira bientôt deux autres adresses.

Fort de son incroyable succès dans le monde du travail, WeWork a poursuivi l'exploration vers la sphère privée et propose deux adresses WeLive, à New York et à Arlington, près de Washington DC.

Beaucoup d'autres se lancent, comme Colonies à Paris. Le groupe Foncière des Régions prévoit de développer 3.000 chambres à Berlin d'ici à cinq ans. « Le mouvement est tout récent, car personne a priori n'est favorable à la forte densification que supposent ces implantations. Les investisseurs sont très conservateurs, les propriétaires aussi. Les villes encore plus. Pourtant, nous n'utilisons que 40 % de nos espaces domestiques », fait remarquer Johanna Greenbaum, aujourd'hui directrice du développement de Side Walk Lab, le laboratoire urbain de Google, après avoir dépoussiéré le département urbanisme de la ville de New York.

En France, les initiatives lient souvent logement et travail comme les « hackerhouses », où il est de bon ton de « travailler en chaussettes » : l'idée est de créer des conditions de vie créatives, sans plus séparer la maison du bureau, autour de projets communs ou voisins. La

Station F, le plus grand incubateur d'Europe, situé à Paris, dans le 13e arrondissement, aura bientôt son extension logements dans un immeuble de co-living à Ivry-sur-Seine. La Ville de Paris encourage cette tendance jugée innovante, et nombre de projets « réinventer » dans la capitale ou dans la métropole incluent ces nouveaux modes d'habiter.

Les immeubles de co-living font envie : grandes cuisines, vastes salles communes décorées comme des boutiques-hôtels ou des salles de jeux pour grands enfants, rooftop, piscine parfois, conciergerie, et le niveau de service promet d'augmenter. On « co-live » comme on « co-work » dans la bonne humeur. Toutes les marques mettent en avant des valeurs de solidarité, de partage, de bien-être...

Le prix (qui n'est plus un loyer) est construit sur le modèle hôtelier, dont cette industrie s'inspire très directement. Ce « all-inclusive » comprend l'usage d'un espace privé meublé et équipé du linge de maison et de toilettes. Une chambre ou un studio, rarement plus de 15 mètres carrés, souvent moins... Il libère aussi les occupants de ces tâches administratives qui consistent, par exemple, à payer ses factures... le wi-fi, l'électricité, l'eau et le chauffage, souvent le ménage une fois par semaine, sont compris, tout comme l'accès à des espaces collectifs. Le tout dans un lieu sécurisé, avec parc à vélos et si possible bien placé, près de transports en commun. S'y ajoute l'animation. Comme dans les espaces de co-working, pas question de laisser ces jeunes actifs... inactifs. Des repas en commun, des conférences, des cours de tout (signalés via l'application de la « communauté ») sont proposés par les résidents eux-mêmes ou des personnalités conviées par le « community manager », qui sert tout à la fois de médiateur, inspirateur, organisateur...

Sortir des quartiers branchés

Ceci pour la modique somme de... C'est là que le bât blesse. A Londres, il faut compter 1.200 livres pour un mois ; à New York, plutôt 3.000 dollars, c'est-à-dire pas moins cher que sur le marché résidentiel classique et peu accessible à la plupart de ceux qui en auraient besoin. « Le côté abordable est pour l'instant malheureusement le moins pris en compte par les marques qui se lancent. En tout cas, ce n'est pas ce qu'elles mettent d'abord en avant », regrette Claire Flurin, qui voudrait faire du co-living une solution de logement, et pas seulement développer un nouveau marché.

Pour John van Oost, le fondateur d'UrbanCampus, une entreprise à la frontière de l'immobilier et du numérique, le « produit » n'est pas ce qu'il faut inventer : « Il en existe déjà avec des services plus nombreux. C'est une véritable nouvelle manière de vivre qu'il faut découvrir, imaginer ou accompagner grâce à des espaces organisés différemment, grâce aux mélanges de populations, d'usages... Dans les entreprises, on a vu l'effet sur le travail de la modification des lieux. Les plans des logements, eux, n'ont pas changé depuis un siècle », explique cet ancien financier qui a beaucoup oeuvré dans les fonds d'investissement.

UrbanCampus s'adresse aussi aux familles, développe des projets en banlieue parisienne, et pas seulement dans les quartiers branchés. « C'est le seul moyen de proposer des prix plus bas, et c'est notre objectif, poursuit-il. Il sera possible de les baisser encore en rendant les immeubles intelligents pour que leur exploitation coûte moins cher. »

Le smartphone et ses diverses clefs électroniques remplacent par exemple un concierge pour prendre possession des lieux ou signaler qu'on les libère. Il permet de gérer au millimètre les consommations de chacun... UrbanCampus promet aussi des immeubles flexibles, transformables s'ils ne se remplissaient pas de cohabitants. De quoi rassurer les maires et les investisseurs.

Catherine Sabbah